CHAPITRE PREMIER

Donal regardait tomber la pluie par le volet ouvert de son pavillon. C'était tard, le soir. Il faisait froid. L'automne s'installait. A Solinde, c'était une saison pluvieuse. Il s'ennuyait ; il aurait préféré que Karyon ait choisi quelqu'un d'autre que lui pour commander l'armée.

Il était à sa tête depuis deux mois. De temps à autre, un message du Mujhar arrivait, disant qu'Osric d'Atvia, en maître stratège, faisait durer l'affrontement, sans que l'avantage revînt à l'un ou l'autre camp.

Donal soupira et se tourna vers Evan, qui secouait une petite boîte contenant des dés en ivoire et de minces bâtons en bois sculptés de runes. Les Homanans appelaient cela le Jeu Divinatoire. Il y avait deux niveaux : le premier, pour les joueurs sans imagination, consistait en un simple lancer de dés. Le niveau plus complexe utilisait les bâtons et était censé donner des présages et des prophéties.

Je suis fatigué des prophéties. Qu’Evan s’amuse à faire le voyant... J’ai assez de choses à penser comme cela...

Evan secoua sa boîte.

— Viens, mon seigneur... Voyons ce que l'avenir a en réserve pour toi...

Donal regarda Evan secouer les dés et les bâtons en marmonnant une incantation. Son esprit se détacha de la futilité du jeu.

Solinde était paisible depuis un certain temps. Peut-être handicapés par la mort de Tynstar, les Ihlinis ne se manifestaient plus. Le camp actuel était installé depuis trois semaines et n'avait pas été attaqué. Il était possible que la rébellion fût terminée. Il se pouvait également que les Solindiens eussent l'intention de faire croire aux Homanans qu'ils pouvaient partir, pour les pousser à le faire prématurément.

Donc l'armée attendait.

Evan lança les dés et les bâtons. Il se concentra, les sourcils froncés.

— Ah, mon seigneur, dit-il, la fortune t'est propice ! Regarde : le Vagabond. Il signifie que d'ici quelques jours, tu entreprendras un voyage plein d'aventures. Puis le Bouffon et le Charlatan. Suivis par une Femme. Tu vois cette rune, Donal ?

— Je vois à quoi peut conduire l'oisiveté, dit Donal.

Il ramassa les dés et les bâtons sans les remettre dans leur boîte et les lança de nouveau.

— Voilà. Lis-moi ce qu'ils disent, maintenant.

— Il n'est pas sage de se moquer du Jeu Divinatoire, dit Evan. Mais ce que tu vois est ta vraie destinée.

Donal ricana.

— On m'a promis — et donné — une destinée il y a bien longtemps, mon ami. Tous les Cheysulis sont dans ce cas. Mais lis donc mon avenir...

— Vois-tu la rune mineure signifiant la Jeunesse ? Elle est combinée à une rune majeure, donc... ( Il montra une autre rune, sur le même bâton. ) C'est le Magicien, une rune très puissante.

Donal sourit.

— Continue, voyant.

— Ce dé est le Prisonnier. Il signifie que des mois s'écoulent. Et cette rune, une autre majeure, c'est le Bourreau. Associé à ce que j'ai lancé avant toi, c'est très clair.

— Oui ? dit Donal.

Evan soupira.

— Le Vagabond : tu vas partir en voyage. Le Charlatan et le Bouffon : tu vas rencontrer des gens qui ne sont pas ce qu'ils semblent être. La Femme est évidente ; peut-être est-elle aussi la Magicienne. A la fin du voyage, il y a l'emprisonnement et la mort : un Bourreau. Voilà ton destin, mon ami.

— Je vois que j'aurai de quoi faire. Tu es sûr que tu n'exagères pas un peu, Evan ?

— Je n'exagère rien commença Evan.

Il fut interrompu par une voix qui appelait Donal. Le prince se tourna vers l'entrée et aperçut une silhouette dans un manteau à capuche, presque impossible à identifier dans la pluie et les ténèbres.

Une main repoussa le capuchon et le visage de l'homme apparut.

— Rowan ! Entrez, dit Donal en lui laissant le passage. Des nouvelles de Karyon ?

Rowan entra. La pluie dégoulinait le long de son manteau, qu'il repoussa sur ses épaules. Il portait une cotte de mailles sur ses vêtements de cuir traditionnels. Sa tunique écarlate était tachée de sang et de boue. Le brasero faisait jouer des ombres sur son visage et soulignait son épuisement.

— Mon seigneur, dit-il sans cérémonie, Karyon est mort.

Donal le regarda. Un instant, il ne ressentit rien, comme si les mots étaient incompréhensibles. Puis il réagit.

— Karyon..., murmura-t-il.

Rowan prit un objet dans sa bourse et le posa sur sa table.

Une bague. La bague d'or incrustée d'une pierre noire, sur laquelle était gravé le lion rampant d'Homana.

Rowan courba la tête et il s'agenouilla, avec une raideur qui trahissait à la fois son chagrin et son épuisement.

— Mon seigneur, dit-il, vous êtes le Mujhar d'Homana.

Donal ferma un instant les yeux. Il revit Karyon tel qu'il était la dernière fois qu'il l'avait vu : debout auprès des corps d'EIectra et de Tynstar, sachant que lui aussi serait mort avant la fin de l'année.

Il savait... Et je savais aussi... Et pourtant je ne suis pas prêt.

Il regarda de nouveau Rowan. Pourquoi était-il agenouillé ? Il n'était pas celui à qui cet hommage était destiné.

— Levez-vous, dit-il. Vous ne devez pas vous incliner devant moi.

— Je m'agenouille devant le Mujhar.

Donal secoua la tête.

— Karyon est votre Mujhar.

— Vous êtes à sa place, mon seigneur, et je dois vous offrir ma fidélité.

— Levez-vous ! cria Donal. Vous le faites exprès !

A ce moment, il vit les larmes dans les yeux de Rowan. Il se détourna et regarda la bague.

Désormais, elle m'appartient. Dieux... Je n'en suis pas digne.

— Donal..., fit doucement Evan. Vas-tu le laisser toute la nuit à genoux ?

Donal regarda de nouveau le général. Il vit combien sa peau bronzée avait perdu de sa couleur. Les traits creusés, il semblait presque vieux.

Il a tant de peine...

Il se pencha vers Rowan, lui prit le bras et le releva.

— Pensiez-vous que je ne vous accepterais pas ?

— Je suis l'homme de Karyon, dit Rowan. Cela ne changera jamais.

Donal ne répondit pas immédiatement. Il n'était pas étonné. Depuis bien longtemps, Rowan servait son seigneur. Il avait consacré sa vie à Karyon. Maintenant, sa tâche était terminée.

Il ne me servira jamais. Pour lui, je ne suis pas digne de monter sur le trône du Lion. Je ne peux pas remplacer Karyon.

— Accepterez-vous de m'aider ? Ma tâche ne sera pas facile.

— La sienne ne l'était pas non plus.

Les larmes de Rowan avaient séché. Son visage était de nouveau un masque.

— Rowan, dit doucement Donal, j'aurai besoin de votre appui.

Le général soupira.

— Il y a des années, Karyon m'a donné une terre en remerciement de mes services. J'y ai délégué un administrateur pendant mon long séjour à Homana-Mujhar. Mais j'avais l'intention, quand ce moment arriverait, de quitter le service royal.

Donal frissonna.

— Quitter le service... Pensez-vous que j'arriverai à régner tout seul ?

— Je doute que vous en soyez capable, dit Rowan d'une voix sans inflexion qui rendit ses paroles encore plus cruelles.

— Oh, dieux, dit Donal, me haïssez-vous à ce point ?

— Je ne vous hais pas. Vous n'êtes pas... lui. C'est tout. Ce n'est pas juste, je sais. Mais qu'y a-t-il de juste en ce monde ? Les Homanans vous en veulent parce que Karyon a fait de vous son héritier. Certains royaumes étrangers regardent cette succession avec suspicion et dégoût. Ils seront obligés de traiter avec un homme qui peut changer de forme. Et, bien entendu, il y a les Cheysulis, qui vous considèrent comme un avatar de tous les anciens dieux. Comment pourrais-je haïr un homme aussi... hanté que vous l'êtes ?

— Rowan ! J'aurai besoin de votre aide ! répéta Donal.

Rowan inclina la tête au bout d'un moment.

— Je ferai en sorte que vous l'ayez.

Donal se tourna vers la table et remplit un verre de vin. Il le tendit à Rowan.

— Tenez. Vous avez besoin de nourriture et de repos. Pour le moment... Pouvez-vous me dire comment cela s'est passé ? A-t-il eu une mort sans douleur ?

— Sans douleur ? Sa mort ?

— On m'a dit que la racine est... clémente. A la fin, un homme s'éteint doucement dans son sommeil. J'avais espéré que cela se passerait ainsi pour Karyon.

Rowan le regardait, son vin oublié.

— La racine ? Parlez-vous de la racine de tetsu ?

— Oui, dit Donal. Vous ne le saviez pas ? Je croyais qu'il vous disait tout.

Toute couleur déserta le visage de Rowan.

— Dieux... C'était donc ça ? Je savais qu'il souffrait, la maladie dévorait ses os. Mais pas une fois je n'ai pensé qu'il avait recours à quelque chose comme le tetsu. Où l'aurait-il trouvé ? C'est une substance cheysulie. Comment aurait-il entendu parler du tetsu, et qui le lui aurait procuré ?

Donal serra les mâchoires.

— Finn.

Les yeux de Rowan s'écarquillèrent.

— Lui... ça ne m'étonne pas ! Il était bien capable de donner du poison à Karyon !

— Pour la douleur, protesta Donal. Il m'a dit que Karyon le lui avait demandé.

— Ainsi, il lui a volé encore plus de temps ! Lui a-t-il dit qu'il allait perdre le peu qu'il lui restait ?

Les mains de Rowan tremblaient de colère

— Je suis certain que Finn lui a tout dit, Rowan. Il n'est pas un meurtrier.

— Il l'a été, et pire. La plupart des histoires qui courent sur son compte sont vraies.

— Finn a toujours été loyal envers le Mujhar ! Il a fait ce que Karyon désirait. Osez-vous insinuer qu'il souhaitait sa mort ?

Rowan ferma les yeux.

— Non... Non, pardonnez-moi, je ne suis pas moi-même. Mais... de la racine de tetsu ? Pourquoi ?

— Il souffrait. Vous me l'avez dit assez souvent.

— Par les dieux, oui, je comprends. Il voulait gouverner jusqu'à la fin. Un homme comme Karyon préférerait échanger la quantité pour la qualité, en prenant du tetsu... Pourtant, en fin de compte, c'est Osric qui lui a ôté la vie.

— Osric !

— C'est arrivé il y a trois semaines. Nous venions de gagner une bataille contre l'Atvien. J'ai vu Karyon, debout au sommet d'une colline... Je me suis demandé ce qu'il faisait là, immobile. Maintenant, je pense que ses sens étaient peut-être affectés par le tetsu. Je... l'ai vu tomber.

— Tomber...

— Oui. J'ai mis un moment à voir la flèche fichée dans sa poitrine. J'étais trop loin. J'ai vu l'archer atvien s'approcher de mon seigneur. J'ai hurlé. Si vous saviez comme j'ai crié ! Mais l'homme s'est agenouillé près du Mujhar, sans faire attention à moi. Quand je suis arrivé, l'Atvien était parti.

Dans le silence, Donal entendit le bruit de la pluie.

Les larmes coulaient sur le visage de Rowan.

— Il savait que c'était fini. Il m'a dit qu'il était inutile d'appeler un chirurgien. Mais il regrettait de ne pas avoir Finn auprès de lui, ou Duncan, car ils auraient pu supprimer la douleur. L'archer a révélé son identité pendant qu'il s'agenouillait près de lui. C'était Osric. Puis Karyon m'a demandé de vous apporter l'épée, car vous l'accepteriez.

— L'épée... Par les dieux, elle est à moi, maintenant !

— Mon seigneur, Osric a pris l'épée. Je... n'ai pas pu le dire à Karyon.

Donal se souvint de l'entraînement avec le Mujhar, des mois auparavant, quand ils avaient découvert que l'épée reconnaissait son maître.

— Alors, il faudra que je la récupère.

— J'ai servi Karyon pendant vingt-cinq ans, dit Rowan d'une voix qui tremblait. J'avais douze ans, le saviez-vous ? Il n'en avait que dix-huit, mais j'osais à peine lever les yeux sur lui, tant son esprit était au-dessus du mien. Il s'est arrangé pour me faire libérer, alors que lui-même était toujours enchaîné... J'ai juré de le servir à ce moment. Pendant ses années d'exil, j'ai gardé son souvenir vivant. Et quand il est revenu, il m'a pris à son service. C'était mon tahlmorra, pour ainsi dire. Et maintenant, ma mission a pris fin à cause de la flèche d'Osric.

La flèche qui fait de moi un roi..., songea Donal.

Sur la table, il vit la chevalière de Karyon — la sienne, désormais. Il retira celle qu'il portait et la posa à côté. Elle irait à son fils, si Aislinn lui en donnait un.

Je prie les dieux qu'elle le fasse... J'ai besoin d'un héritier, maintenant que je suis Mujhar.

Il ramassa la lourde bague et la passa à son doigt. Puis il se tourna vers Evan.

— Assure-toi que le général soit nourri et se repose. Puis dis à Finn de m'attendre ici. Je reviendrai le voir dès que je pourrai.

Il sortit dans la nuit.

Il courut, mais son chagrin ne fit qu'augmenter. En lui, il n'y avait plus rien que la douleur et la peur.

II s'arrêta quand il lui devint impossible de continuer. Haletant, une fureur sauvage au cœur, il serra le poing et sentit la bague entrer dans ses chairs.

— Vous m'avez tout pris, dit-il. Mon jehan, ma jehana, mon serviteur... et maintenant Karyon ! C'est trop tôt, bien trop tôt !

Penses-tu être indigne de régner ?

C'était Taj, qui volait en spirale dans la brume.

Je sais que je n’en suis pas digne.

Tu es un guerrier cheysuli. Tu es digne de ton destin.

Le ton inflexible aurait pu être celui de Karyon.

— J'ai peur, répondit Donal. Parce que je ne peux pas être Karyon. Je ne peux pas prendre sa place.

Les yeux de Lorn scintillèrent.

Personne ne te le demande. Tu dois te faire ta propre place.

Taj s'approcha.

Dans la vie, comme dans la mort, il a servi la prophétie.

— Il était homanan, pas cheysuli ! Pourquoi a-t-il été obligé de prendre ce risque ?

Une vie sans risque est tout à fait vide. Servir un but aussi élevé que la prophétie des Premiers Nés a donné un sens à son existence.

— Et moi, demanda Donal, quel sera le sens de la mienne ?

Pourquoi ne pas demander à Evan de lire ta destinée dans les dés ?

Donal ricana.

Qui te dit qu'il n'aurait pas raison ? demanda Taj.

Donal regarda la plaine ; il vit son armée déployée comme une marée silencieuse.

Il était temps qu'il retourne auprès de ses hommes.

Quand il eut rejoint son pavillon, il n'y avait que Finn à l'intérieur. Il regarda son oncle et vit, à son attitude, qu'il était au courant.

Donal inspira profondément.

— Je pars pour Homana au matin.

— Tu as une armée ici.

Leurs yeux se rencontrèrent.

— Solinde est calme pour le moment. Je vais à Homana.

— Pourquoi ? demanda Finn.

— Tu as été son homme lige pendant près de dix ans. Tu as commandé des Cheysulis et des Homanans lors de la guerre contre Bellam. J'ai besoin de toi pour diriger cette armée pendant que j'irai récupérer mon épée.

— Les Homanans ne voudront jamais d'un Cheysuli à leur tête.

— Ils m'ont bien accepté ces derniers mois.

— Sur l'ordre de Karyon.

— Et Rowan ?

— Sur l'ordre de Karyon !

Donal leva la main pour que la bague soit visible.

— Sur l'ordre de leur Mujhar, ils t'accepteront comme chef temporaire.

— Non ! cria Finn. Je vais aller à Homana et tuer le serpent atvien. Je suis celui qui doit le mettre à mort !

— Crois-tu ? Tu as dit une fois que je devais choisir mon propre chemin. Tu vas rester ici et commander l'armée, comme tu l'as autrefois fait pour Karyon, et j'irai à Homana. Je suis son héritier. Je tuerai Osric de mes mains et je ramènerai mon épée.

En Haute Langue, Finn cracha quelques mots qui firent se dresser les cheveux sur la nuque de Donal.

— Des insultes ? Je suis de ton sang, su'fali ! J'ai passé ma vie à te respecter, et maintenant tu me jettes des insultes à la tête ?

— Oui, dit Finn. Et je recommencerai, si tu me refuses cela.

— Je suis ton Mujhar ! cria Donal d'une voix rauque. Si tu me fais défaut maintenant, penses-tu que les Homanans m'accepteront ?

— Tout ce que je demande, c'est la vie de cet Atvien...

— Shansu, su’fali, dit doucement Donal. Ne crois-tu pas que je partage ton chagrin ?

Le visage de Finn exprimait tant d'angoisse et de colère que Donal craignit un instant qu'il perde la raison.

— Duncan dirait que je suis un imbécile, souffla Finn dès qu'il put parler. Trop impétueux... C'est peut-être vrai. Je suppose que tout ce qui compte est qu'Osric soit tué. Peu importe qui s'en occupe.

Donal tendit le bras et attendit. Finn accepta la brève étreinte qui scellait leur entente.

— Osric mourra. C'est une promesse.